Nastassja Martin : interagir avec les non-humains

Entretien réalisé par Loïc Giaccone pour Les Passeurs

(photos Jonathan Mourglia)

Une version raccourcie de cet entretien a été publiée pour la première fois en Mars 2021 dans Les Passeurs #1 : vivre en montagne après 2020. Cette version intégrale est publiée ici pour la première fois, n'hésitez pas à nous soutenir pour plus de contenus de ce niveau à l'avenir !

La crise écologique interroge en profondeur la relation à l’environnement de notre société. Sur le terrain, cela se caractérise par des oppositions franches entre “aménageurs” et "protecteurs", clivage désormais classique auquel l’espace montagnard n’échappe pas.

Comment en sortir ? Anthropologues et philosophes étudient cette dichotomie et explorent d’autres voies : ils analysent d’un côté ce qui fait que le rapport au monde des Modernes perturbe de manière globale les grandes fonctions écologiques (biodiversité, climat, cycles biochimiques, ressources, etc.) et, de l’autre, étudient les modes de fonctionnement et d’interactions avec les non-humains de sociétés très différentes, souvent qualifiées “d’indigènes” ou “autochtones”.

C’est le cas de Nastassja Martin, anthropologue spécialiste des populations du Grand Nord : elle a effectué ses travaux de terrain chez les Gwich’in en Alaska, et chez les Evènes, au Kamtchatka. Elle vit à la Grave, dans les Hautes-Alpes : nous avions donc des questions à lui poser sur la façon dont nous interagissons avec l’environnement, en particulier montagnard. 


Composer des mondes

Le travail de Nastassja Martin s’inscrit dans la droite lignée de celui de son directeur de thèse, Philippe Descola. Spécialiste de l’anthropologie de la nature, il est connu pour son ouvrage majeur Par-delà nature et culture [1], publié en 2005. A partir de ses travaux de terrain, notamment chez les Indiens Achuar en Amazonie, et de ceux de ses pairs, il a apporté un éclairage nouveau sur la façon dont les sociétés humaines conçoivent l’environnement qui les entoure.  

Dans l’Occident moderne, nous distinguons ce qui relève des humains et de leurs sociétés (la “Culture”), de ce qui relève de l’environnement (la “Nature”). Cette distinction, ce “Grand Partage” qui extériorise la Nature, nous semble aller de soi, imprégnant notre vision du monde et influençant nos interactions avec lui. Le travail de Philippe Descola a permis de comprendre que cette façon de voir le monde, cette ontologie au sens anthropologique, qu’il a nommée Naturalisme, n’est pas universelle : elle est une parmi d’autres. Il présente dans son ouvrage trois manières différentes de “composer le monde” identifiées dans des sociétés humaines : l’Analogisme, le Totémisme et l’Animisme.  

Comment ces peuples conçoivent-ils leur “environnement” ? Prenons l’exemple de l’Animisme. Pour sortir du Naturalisme, il convient d’adapter notre vocabulaire : plutôt que de parler de “Nature”, on utilisera le terme de “non-humains”, qui englobe logiquement tout ce qui n’est pas humain. Cela comprend les êtres vivants bien sûr, mais aussi des entités naturelles pas forcément individuelles ou vivantes : forêts, rivières, lacs, montagnes… L’ontologie animiste, assez répandue en Amazonie et dans les régions subarctiques, est l’opposée du Naturalisme : les humains et les non-humains seraient animés d’une même "intériorité" (conscience, émotions, mémoire, désirs, communication, etc.), ce seraient leurs corps, leurs “physicalités”, qui les distinguent. Les non-humains, avec leurs propres façons d’agir, peuvent être considérés comme des “partenaires sociaux” avec lesquels on interagit quotidiennement ou de manière plus épisodique, lors de rituels. Ces façons de percevoir le monde influencent fortement nos relations avec lui, ce qui a des conséquences écologiques importantes.  

 


 

Loïc Giaccone - Nous allons attaquer frontalement… Pour nous, en tant qu'Occidentaux qui vivons dans les montagnes françaises, quel est le problème de notre interaction avec l’environnement ?

Nastassja Martin - Eh bien… Je vais être frontale aussi ! C’est un problème ontologique. Une ontologie, pour le dire simplement, ce sont des modes « d'être au monde », des manières de « composer » le monde. Jusqu’aux travaux de Philippe Descola, pour la philosophie, on ne concevait qu’une seule façon « d’être au monde ». Quand il a écrit Par-delà Nature et Culture [1], cela a vraiment bouleversé les philosophes parce qu’il proposait plusieurs manières d’être au monde. Cette nouvelle approche a été très importante pour la philosophie et pour les sciences humaines et sociales. 

Nous, Occidentaux, vivons dans l’ontologie naturaliste depuis plusieurs siècles. La question de son apparition est complexe, je ne m’y risquerai pas. Avec cette ontologie, l’être humain se retrouve « extérieur » à son environnement. C’est la création de l’humanité et de ses cultures diverses et relatives d’un côté, et de la Nature et de ses lois universelles et immuables de l’autre. La nature « occidentale » devient duelle, et on ne peut agir sur elle que de deux manières principales et symétriques : soit sur le plan de l’extractivisme, et donc de l’exploitation des ressources, soit sur le plan de la protection, avec la mise sous cloche d’écosystèmes. 

Notre problème majeur, c’est de continuer de penser que cette extériorité de la nature n’est pas cosmologique, n’est pas liée à notre histoire culturelle, mais existe réellement. 

Nous serions vraiment, en tant qu’humains, séparés du milieu qui nous entoure. C’est ce que croit une très grande majorité des gens en Occident. Il est extrêmement difficile de sortir de cet imaginaire si on ne passe pas par d’autres ontologies, si on ne fait pas l’effort de se décaler, de faire un pas de côté. L’idée, ce n’est pas de dire que notre rapport au monde actuel n’est pas « vrai », mais qu’il n’est qu’un parmi tant d’autres. Maintenant que nous avons exploré toutes les possibilités ouvertes par le fait d’avoir pensé le monde comme une entité existant hors de nous-mêmes et pouvant donc être manipulée à notre bon vouloir, - et on voit ce que cette idée a produit d’un point de vue écologique et social - peut-être que c’est le moment de donner voix à d’autres manières de « faire monde » qui n’objectivent pas leur rapport à la nature, mais se conçoivent dans un réseau de connexions et d’interdépendances qu’il faut nourrir au quotidien.

 

LG - Pour toi, le Naturalisme occidental, par quoi cela se caractérise-t-il, concrètement, dans nos montagnes ? 

NM - Je dirais que l'exemple le plus évident, c’est le piéton qui prend le téléphérique de l’Aiguille du Midi, arrive au sommet, sort son appareil photo en s’extasiant sur la beauté du paysage, et prend une photo. C’est un exemple concret de ce qu’a créé le Naturalisme, cette idée d’un paysage spectaculaire, qui fait rêver, dans lequel on n’a pas forcément envie d’aller. Duquel on a bien envie de ramener une photo, mais pas d’y aller de trop près ! La Nature y est une extériorité paysagère.

Je force le trait exprès, pour faire comprendre. Mais, c’est un peu plus compliqué, parce qu’il y a tout un faisceau de pratiques en montagne. Il y a des pratiques où l’on est beaucoup plus en immersion. Et là, cette extériorité, cette mise à distance tend à s’effacer. Il y a une sorte de « gradient ». Les pratiques du ski de randonnée ou du freeride peuvent conduire à faire corps avec la montagne, à s’approcher de quelque chose qui est plus qu’humain, ou au-delà de l’humain.

En montagne, il y a aussi des gens qui vivent. Ils continuent d’avoir des bêtes et de faire de l’élevage, de travailler des parcelles d’agriculture d’altitude… Pour ces gens-là, l’aspect paysager, « extérieur », de la montagne, il n’existe pas. Je pense à mon voisin qui élève des moutons. Il a la Meije en face de lui tous les jours, mais ça ne lui viendrait pas à l’idée de s’extasier sur la beauté du glacier. Alors que nous, oui !

 

© Jonathan Mourglia

LG - Il y a donc des endroits, des moments, où le Naturalisme tend à s’effacer ? 

NM - Oui, ce n’est pas parce qu’on dit qu’il y a une ontologie dominante, qui domine nos institutions, qu’au sein des milieux, des localités, il n’y a pas d’autres manières de faire monde qui coexistent. Pour moi, ce sont justement ces autres manières de faire monde qu’il faut revaloriser. Notamment ces regards, ces façons de vivre qu’on trouve un peu, « paysans » quoi ! L’agriculteur du coin qui s’occupe de ses moutons et ses vaches, mais qui n’a aucune envie de chausser les skis ou d’aller prendre une photo en haut d’un sommet. 

Nous sommes en train de nous rendre compte que leur manière d’être à la montagne a sûrement quelque chose à nous apprendre. Quelque chose que nous avons perdu, parce que nous sommes complètement hors-sol, détachés des moyens de production de nos existences, alors que ces gens-là ne le sont pas. Nous, en raison de ce détachement, cherchons désespérément des moyens de continuer à être reliés à quelque chose de non-humain. Je pense ici, par exemple, aux sportifs de haut niveau, à ceux qui pratiquent le ski freeride, le ski de rando, l’escalade, l’alpinisme, etc. Ce sont des gens, tout comme moi, qui ont besoin d’être en lien avec cette extériorité non-humaine qu’est l’environnement de montagne. Mais qui ne savent plus comment faire. Parce qu'on a perdu les moyens de production de notre existence au sens PHYSIQUE. Je n’ai pas de moutons, pas de vaches, pas de terre sur laquelle je peux faire pousser des choses. Et, lorsque tu habites ici, comment fais-tu pour te relier à ce monde non-humain de manière expérimentale et quotidienne, si ce n’est par des pratiques « outdoor » un peu poussées ? C’est comme ça que je comprends les sports de montagne à la Grave, qui est d’ailleurs un endroit plutôt spécifique, ou le rapport à l’altérité est assez fort.

 

LG - Un passage m’a marqué dans Les âmes sauvages [où Nastassja Martin relate son terrain en Alaska]. Tu relates l’énervement des Gwich’in face au comportement de certains chasseurs Occidentaux venus chasser, qui ont eu un problème et ont été secourus par hélicoptère. Non seulement, ils étaient venus braconner et ont abandonné les cadavres des animaux dont ils n’avaient pris que les têtes comme trophées, mais surtout, ce qui énervait les Gwich’in c’est qu’il s’agit d’une sorte de triche dans le rapport à la nature. Lorsqu’on a un souci, lorsqu’on en a marre, en tant qu’occidental civilisé, on peut facilement « s’extraire » de la nature. 

NM - Oui, c’est le joker de l’hélicoptère, de pouvoir dire « je sors ». D’un côté, les Gwich’in, sont dans un rapport existentiel : « Ok, il faut sortir dans des conditions très difficiles, par temps de neige, parce qu’il faut aller chasser ». Parce qu’il faut manger ! De l’autre, c’est plutôt « bon, on s'embête un peu, il nous faut quelque chose à faire, d’un peu extrême, parce que nos vies sont un peu fades, donc on va se payer le luxe d’aller chasser et ressortir en un claquement de doigt quand ça deviendra trop difficile ». C’est à peu près la même chose avec les pratiques de montagne. C’est pour cela qu’il y a souvent des problèmes, dans le Grand Nord, entre alpinistes, ou plutôt explorateurs, et populations indigènes. Parce que les différences de moyens sont incommensurables. 

En même temps, on ne peut pas en vouloir aux pratiquants de montagne, alpinistes, skieurs de pente raide, etc. C’est difficile de trouver des échappatoires et de se sentir vivre dans un environnement extérieur qui soit véritablement « là ». Dans notre société, nous n’avons plus vraiment ce loisir-là, sauf si on fait ce type d’expérience outdoor. Loin de moi donc l’idée de diaboliser les pratiquants de sports extrêmes en montagne, dont je suis !

 

 © Jonathan Mourglia

LG - Nous avons animé des ateliers de Design Fiction pour imaginer le futur en montagne, et dans l’un deux, nous avons imaginé que des zones de montagne allaient être mises sous cloche, un peu comme les parcs naturels mais en beaucoup plus strict, afin de protéger la montagne. Ce scénario, qui n’est pas totalement impossible au vu de certaines propositions de conservation, serait-il un prolongement de l’ontologie naturaliste ?         

NM - Oui. Pour ma part, je ne suis pas du tout pour la patrimonialisation et la mise sous cloche. Je pense que les milieux sont dynamiques lorsqu’ils sont porteurs de relations, et pas seulement entre des non-humains, mais aussi avec des humains. Ce qui est beau, c’est cette particularité des relations qui se tissent. Dans les milieux du Grand Nord où je travaille, les animaux ne sont pas les mêmes s’ils sont en relation avec des chasseurs animistes, ou s’ils sont protégés dans des parcs nationaux, comme le parc national du Denali, où ils ne voient que des 4x4 de safari avec des têtes d’humains armés d’appareils photo qui les mitraillent. D’un point de vue éthologique et comportemental, ils sont différents. Le milieu entier se transforme quand les pratiques de ses habitants changent, comme ici lorsque les animaux deviennent passifs face aux humains, puisqu’on a annihilé toute possibilité de relation dynamique entre eux. Je pense qu’il faut préserver des « milieux de relations » plutôt que « préserver la nature », par et pour elle-même, indépendamment des liens qui la constituent. Pour moi, ça n’a absolument aucun sens et cela reproduit l’ontologie naturaliste. Cette idée de protection, de patrimonialisation, de mise sous cloche de certains écosystèmes, n’existe que parce qu’elle est la contrepartie de l’exploitation d'autres environnements, d'autres milieux. 

C’est toujours ce système de balancier entre les deux, même s’ils semblent opposés, qui fait que l’un et l’autre tiennent : la conservation et l’exploitation. 

Si l’on veut sortir de la logique exploitante, extractiviste, de l’Occident, du mode naturaliste d’être au monde, il faut sortir de cette idée d’extériorité de la Nature, trouver d’autres moyens de protéger les milieux.        

Il est souhaitable de revaloriser certains types de relations aux non-humains qui seraient plus créatifs, en décalage par rapport à ce qu’on leur fait subir dans la société industrielle depuis quelques centaines d’années. Je ne sais pas si c’est possible. Est-ce que nos relations aux autres êtres ont été tellement abîmées qu’il est impossible de revenir en arrière, et la seule solution est la mise sous cloche ? Ou est-ce qu’on peut encore trouver des bribes, des fragments de pratiques, qui puissent recréer des milieux « vivables », en commun ? Je ne sais pas, même si je penche pour la deuxième solution.   

 

LG - Tu disais, sur la question des parcs, que tu préfères des humains qui interagissent avec des non-humains, plutôt que de mettre ces derniers sous cloche. Mais est-ce que cela pourra « régler nos problèmes » ? J’entends souvent des personnes qui me disent que, de toute façon, l’humain aura toujours un impact sur son environnement et qu’il ne peut le « protéger ». Que penses-tu de cette vision ?  

NM - Tous les êtres vivants ont des impacts sur le milieu dans lequel ils vivent ! Le blaireau a un impact sur le milieu dans lequel il vit... Tout le monde se crée une niche écologique, c’est le propre même des êtres vivants. La question, c’est l’échelle. Les impacts des humains sur le monde sont beaucoup plus forts. Mais, encore une fois, je n’aime pas parler de « l’humanité » en général. Ce n’est pas juste de mettre tous les humains dans le même panier. Parce que ce qu’on est en train de vivre d’un point de vue écologique, c’est la conséquence du mode de production de la société coloniale qui est la nôtre. Et pas des Inuits, ni des Gwich’in, ni des Evènes, ni des collectifs indigènes d’Amazonie, etc. Ils n’ont pas produit les « outils » qui ont provoqué la transformation massive des écosystèmes et ce qu’on appelle aujourd’hui, peut-être un peu abusivement, « l’Anthropocène ». Donc, dire « oui l’humanité va forcément détruire son environnement, l’humanité est comme un virus, elle contamine tout ce qu’elle touche », c’est une vision très pauvre de tous les différents collectifs qui créent cette humanité. Une humanité qui n’est jamais « pure » d’ailleurs, qui est une humanité de collectifs, de relations entre humains et non-humains, avec des interactions spécifiques qui créent des mondes particuliers. C’est pour ça que l’on a vraiment besoin de l’anthropologie pour être un minimum réflexifs sur nous-mêmes.

 

 © Jonathan Mourglia

LG - Peux-tu nous en dire un peu plus sur les relations avec la nature que tu as pu observer « ailleurs » ? Ailleurs qu'en Occident, que dans le Naturalisme ?

NM - Eh bien déjà, il faut se débarrasser du mot Nature pour en parler, parce que ça reproduit la partition Nature/Culture qui est la nôtre. Aujourd’hui, ce dualisme ne sert plus à rien pour comprendre ce qu’il se passe, avec les métamorphoses environnementales en cours. Selon moi, il vaut mieux parler de relations à d’autres « êtres ». J’emploie le mot « êtres » à défaut d’un meilleur mot. Dans les sociétés dans lesquelles je travaille, il y a cette idée que ce qui nous différencie des autres êtres, ce sont nos « dispositions physiques », nos corps. Et ce qui nous relie, ce sont nos « dispositions intérieures », ce qu’on peut appeler, rapidement, nos « âmes ». Dans certaines conditions, comme celles de la chasse, du rituel ou encore du rêve, un dialogue est possible avec eux malgré nos langues et nos corps différents. Tous les êtres sont des « puissances d’agir » au même titre que nous, dotés d’intentionnalité et d’agentivité [capacité d’agir sur le monde, NDLR] comme nous. Ils ont leurs propres trajectoires, ce sont des êtres individués et non des animaux-machines, de pures machines biologiques [vision naturaliste, NDLR]. A partir de là, il est possible de « dialoguer ». 

Attention, ce dialogue, ce n’est pas « ah ben tiens je vais aller discuter avec un loup aujourd’hui ». Évidemment, comme on n’a pas les mêmes corps, on n’est pas en capacité immédiate, pendant la journée classique, d’aller discuter avec un autre être. Cela se passe durant des moments et dans des dispositions spécifiques, tels que les rituels, par exemple les rituels masqués, en Alaska. Durant ces moments particuliers, on se met dans la peau d’un « autre que soi-même » pour essayer de ressentir par son corps, ou de voir par ses yeux. Cela arrive aussi durant les rêves, quand l’âme se détache du corps. Ces collectifs disent que, dans ces moments-là, il est possible d’entrer en relation avec d’autres que soi. Ces relations permettent à l’être humain, après le rituel ou au réveil après le rêve, de revenir de cette rencontre « chargés » des potentialités d’un autre, de potentialités qui ne sont pas les siennes. De la rencontre qu’il aura eue avec un ours, un saumon, un loup, un élan… ou un arbre, car ce ne sont pas forcément des mammifères. Il peut s’agir d’entités naturelles, une rivière, une forêt, etc. Ces potentialités, qui sont déposées dans le corps de l’être humain au réveil ou après le rituel, lui serviront à orienter ses relations à venir pendant la journée, ou à se relier à ces animaux, à ces entités naturelles d’une manière particulière. Cela peut être tout simple, par exemple, « aujourd’hui, il va falloir que j’aille pêcher à tel endroit de la rivière tel saumon parce qu’il s’est passé ça cette nuit ». Cela peut être important, orientant des choix de vie, comme quitter un endroit et retourner sur un autre lieu de vie/ou de chasse.

 

LG - Est-ce que tu peux nous parler de l’impact du changement climatique sur les peuples, notamment sur les Gwich’in, et leur façon de réagir ? 

NM - Il y a eu une accélération du changement climatique incroyable dans l’Arctique ces 30 dernières années. J’ai commencé mes travaux chez les Gwich’in il y a environ 15 ans. Ils disaient que ça faisait 10 ans que leur monde était sens dessus dessous. Je savais qu’il y avait des problématiques écologiques et climatiques dans le Grand Nord, mais je ne m’attendais pas à ça… Ce sont des chasseurs-pêcheurs, et subitement ils voient des animaux qui empruntent des routes migratoires complètement inconnues, ou alors qui ne migrent plus du tout. Les saumons sont perturbés par les alluvions dues à la fonte massive des glaciers et ne remontent plus les mêmes rivières, les berges de ces rivières s’effondrent, en été les feux de forêts brûlent en continu, les villages sont complètement enfumés... Cela crée une sensation de délabrement total du sens commun. On ne sait plus où est le haut et où est le bas, ce qui est vrai et ce qui est faux, ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. On est complètement désorienté. C’est ce que disaient les Gwich'in, qu’ils étaient complètement désorientés. Le monde qu’ils connaissaient n’était plus égal à lui-même, il était en train de se transformer radicalement. Et cela s’accélérait, et s’accélère encore. 

Je me suis rendu compte, après plusieurs mois, voire années, que la question de l’incertitude environnementale, c’est vraiment LA grande question au cœur de tous les mythes et de toutes les histoires animistes qu’ils se racontent entre eux, tout le temps. Cette incertitude est inhérente aux êtres qui les entourent. Si tu envisages que les êtres qui t’entourent sont des personnes au même titre que toi, eh bien, des personnes, des puissances d’agir, c’est toujours incertain, c’est toujours instable, c’est toujours en train de se « métamorphoser ». Toutes ces histoires racontent comment, même si on a un certain sens commun de ce qu’est censé être un élan par exemple, eh bien attention, cet élan n’est jamais celui que tu crois qu’il est. Il y a toujours, dans ces histoires, l’idée selon laquelle les animaux, si on parle des animaux, ne cessent de déborder des cases qu’on a préconstruites pour eux. Et là, je ne parle pas du Naturalisme… Je parle des catégories animistes des espèces. Qui conçoivent, qui catégorisent aussi les animaux. Dans la plupart des histoires, ce qu’on raconte, aux adultes comme aux enfants, c’est qu’il ne faut pas faire confiance à ces codes, ces cases et ces normes parce que ces êtres-là sont tout le temps en mesure de tout faire « exploser », d’être à un endroit où l’on ne les attendait pas, ou de devenir quelqu’un, ou quelque chose, auquel on ne s’attendait pas. Et donc, de faire dévier nos propres trajectoires à nous, humains. C’est vraiment ça, le propre des êtres non-humains dans les cosmologies animistes, c’est la possibilité de faire dévier nos propres trajectoires. Il y a donc tout un rapport au risque pour les Gwich’in : « oui, il faut établir un dialogue avec ces animaux pour survivre. Oui, nous devons être en relation quotidienne avec eux et oui, il existe un risque inhérent à la rencontre, un risque perpétuel, il n’y a pas de sécurité là-dedans ». Là-bas, on est toujours sur une position de funambule, sur un fil. Si on parle de la chasse par exemple, il faut toujours faire en sorte qu’elle puisse se passer dans les meilleures conditions et qu'on en revienne vivant, si possible avec une histoire à raconter. Je me suis rendue compte, par la suite, que c’est grâce à cette pratique de l’incertitude au quotidien qu’ils sont beaucoup mieux armés que nous pour faire face aux métamorphoses environnementales actuelles. Ils ont des réponses beaucoup plus efficaces que les systèmes mis en place par les biologistes, comme les parcs nationaux. Qui échouent totalement à maintenir les animaux dans les espaces et les catégories qu’ils leur ont assignées.

 

LG - Est-ce qu’il y a des peuples que tu connais, ou que tu as étudiés, qui considèrent les montagnes elles-mêmes comme des partenaires sociaux ? 

 NM - Oui, absolument ! Un collègue et ami, Geremia Cometti, travaille chez les Q’eros, dans les Andes péruviennes. Ce sont des agriculteurs de montagne et des éleveurs de lamas qui vivent entre 3000 et 4000 m d’altitude. Pour eux, les montagnes sont vraiment des partenaires sociaux, des entités naturelles auxquelles ils s’adressent. Comme je le disais précédemment, les Evènes du Kamtchatka chez qui je travaille par exemple, peuvent s’adresser à la rivière. 

Chez les Q’eros, il y a des rituels et des processions entières pour s’adresser à la montagne, pour qu’elle soit clémente envers eux. 

Ils ont une manière d’expliquer le changement climatique que je trouve absolument passionnante. Les Gwich’in, eux, expliquent le changement climatique de manière assez moderne : c’est lié à la mondialisation, aux pollutions émises à l’autre bout du monde, mais eux n’y sont pour rien. C’est une vision externalisante de ce qui leur arrive. Les Q’eros, en revanche, expliquent le changement climatique par un changement dans les rituels et les prières adressés à la montagne. Avant, c’était vraiment très présent, les chamanes étaient des spécialistes du dialogue avec les glaciers et la montagne. Mais depuis une cinquantaine d’années, a lieu la mercantilisation du chamanisme, notamment à Cuzco, devenue une grande destination touristique. Ces chamanes, petit à petit, sont descendus en ville et ont vendu leurs « services chamaniques »  aux touristes. Ce faisant, ils ont délaissé les rituels et le dialogue avec ces montagnes. Pour les Q’eros qui continuent de vivre dans les villages, le changement climatique se manifeste par des précipitations très intenses, une saison des pluies qui ne s’arrête plus, ou bien des sécheresses très accrues. Ils expliquent cela par le fait que c’est la montagne qui se venge de cette brisure du dialogue. Du fait que les rituels, les mots qui lui étaient adressés, ne le sont plus ou ne le sont plus suffisamment. Pour eux, la culpabilité n’est pas due au monde extérieur. C’est incroyable, parce que ça nous ferait tellement du bien de penser comme ça ici en Occident ! Nous, nous savons que la culpabilité nous échoie assez largement… Mais nous sommes incapables de penser comme ça. Alors que des gens qui vivent perdus au fin fond d’une vallée, dans de tout petits villages et qui font de l’agriculture de subsistance sont capables de concevoir que d’avoir brisé le dialogue avec ces entités crée des conditions climatiques défavorables. Et potentiellement dramatiques. Je trouve ça fou de mettre en regard ces deux manières de voir.

Cette question de la brisure des relations avec les non-humains m’occupe beaucoup. Je pense qu'en fait, a posteriori, après avoir passé six ans chez les Evènes au Kamtchatka, où l’empreinte de l’Occident est beaucoup moins forte qu’en Alaska, cette question-là est vraiment importante. Ce sont des choses qu’ils m’ont dites, pas au sujet des montagnes, qui sont plus loin, mais au sujet de la forêt, des animaux. A propos de cette manière qu’ont les êtres de répondre aux actions des humains lorsqu’elles sont « inappropriées ». Et de répondre, de manière parfois violente. Ce qui leur fait dire : « Oui, c’est de notre faute s’ils réagissent de telle manière, parce que nous ne faisons pas ce que nous devrions faire. Nous ne faisons pas ce qu’il faut pour préserver des relations viables avec ces animaux, les zibelines, les saumons par exemple. Nous ne le faisons pas pour des raisons financières, parce que nous vendons des fourrures, du caviar, pour obtenir un peu de farine, de tabac, de l’essence, du sucre… mais nous en payons le prix chaque fois ». La rupture du dialogue avec les êtres dont vous dépendez pour vivre créent toujours des effets délétères. Comme ce qu’a expliqué Geremia avec la montagne chez les Q’eros.

 

LG - Et nous autres Occidentaux, finalement, nous faisons peut-être ça d’une manière très globale ? Nous avons un environnement qui nous le rend, et il nous le rend de manière démesurée, à la mesure de ce que nous lui faisons subir… 

NM - Eh bien j’ai écrit exactement cela dans un article. J’avais dirigé un livre hommage pour Philippe Descola, il s’appelle Au seuil de la forêt, hommage à un anthropologue de la nature. Et c’est exactement la conclusion que je tire. A force de manques d’égards aux autres que nous-mêmes, l’onde de choc que nous sommes en train de subir est démultipliée. J’en suis persuadée.


[1] Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2005, 640 p.

 

A lire, par Nastassja Martin :

- Les âmes sauvages. Face à l’occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, Paris, La Découverte, 2016.
- Croire aux fauves, Paris, Verticales, 2019.
- À l'est des rêves, réponses even aux crises systémiques, Paris, La Découverte, 2022.

 

Les photos de Jonathan Mourglia

Nastassja Martin évoque la photographie comme objet d’appropriation, de mise à distance de l’espace de la montagne, et l’histoire du médium lui donne raison. Au XIXe siècle, les premières expéditions dans l’ouest américain photographient des vues larges et détaillées de ces paysages où prennent place les premières lignes de chemins de fer et autres exploitations minières. Leurs images cadrent ces espaces, tout en excluant leurs habitants historiques : aucune trace des peuples autochtones n'y figure. Leur diffusion permet à l’ensemble de la population de s’approprier ces lieux éloignés et influence la naissance des premiers parcs naturels, ces bulles de« wilderness ». Au siècle suivant, Ansel Adams retourne dans ces grands espaces photographier à son tour une nature grandiose. Le critique Andy Grundberg notera que si les images des pionniers de l’ouest présentaient encore des espaces vastes et inhospitaliers, celles d’Adams donnaient à voir des scènes parfaitement agencées, où la tempête venait de cesser et où le paysage figé s’offrait à la délectation du spectateur paisible.

Les photographies de Jonathan, présentées plus haut, cherchent une alternative à cette vision du paysage. À l’exhaustivité géographique, elles préfèrent l’arpentage d’un même lieu, le glacier Noir, situé dans le parc national des Écrins. Ce n’est pas le paysage dans son intégralité, avec sa hiérarchisation des plans jusqu’à la ligne de crête ou l’horizon qui est figuré, mais les éléments constitutifs de ce lieu, les roches, les glaces, les sédiments. Ces photographies sont réalisées à la chambre argentique grand format, un appareil encombrant et très lent, engendrant une économie des images et une attention à l’égard de leur sujet. Le photographe soucieux d’observer et traduire avec justesse ces espaces renonce à se dire maître de toutes les formes qui en émanent, n’est plus le garant de leur existence mais évolue avec elles. Alors, peut-être que l’image de cette pierre en suspension, tout en se disant dans sa présence même, peut se rappeler (et nous rappeler) à son lent écoulement, passé et futur, le long de ce grand fleuve gelé.