Ice&Life : comprendre et protéger les écosystèmes glaciaires et post-glaciaires
Un entretien au long cours avec Jean-Baptiste Bosson.
Né et élevé entre France et Suisse, Jean-Baptiste Bosson est un glaciologue un peu particulier, mélange des genres qui rassemble l'efficacité, la sobriété, la folie et un petit côté rock n’roll. Profil atypique parmi les glaciologues, son parcours l’a mené de Sciences Po à l’Université de Lyon puis à une thèse sur les glaciers en géosciences à l’Université de Lausanne. C’est un vrai passionné qui sait voir la montagne autrement, d’autant qu’il a le vertige et n’a mis la première fois le pied sur un glacier qu’à l’âge de 20 ans.
Il a lancé en 2020, en lien avec de nombreux partenaires, le projet Ice&Life, qui vise à développer une connaissance interdisciplinaire, ainsi qu’un cadre de protection et de gestion inédit, sur les glaciers et les secteurs désenglacés (marges glaciaires) dans le monde.
Les Passeurs - Peux-tu nous partager ton parcours, ce qui t’a mené ici aujourd’hui ?
Jean-Baptiste Bosson - C’est un parcours un peu spécial, même si en Science Po, j’étais déjà super intéressé par les glaciers. J'ai lu un bouquin qui a changé ma vie: Les racines du ciel, de Romain Gary. Dans ce livre Morel, le personnage principal, veut sauver les éléphants avec une pétition, mais on comprend que l'éléphant est en fait un extraordinaire « objet politique » qui émerveille, un être géologique qui nous vient du passé, qui est complètement hors norme à l'échelle de l'Anthropocène. Si on protège cet animal qui est majestueux, beau et quelque peu "inutile" dans notre monde utilitariste, on sauve l’Homme en rétablissant un rapport homme/nature beaucoup plus équilibré et respectueux.
C’est exactement pareil avec les glaciers, en plus de leur importance écosystémique, ils sont un extraordinaire objet politique et sociétal. Si tu veux changer le monde, il n'y a pas beaucoup de choses aujourd'hui plus belles et fortes que les glaciers, les baleines ou les éléphants. En quelque sorte, avec mes travaux, je rêve de devenir un très modeste Morel des glaciers.
Les glaciers sont un extraordinaire objet politique et sociétal
J’ai fait un doctorat sur l’évolution des glaciers alpins. Les glaciers se cachent pour mourir et parfois pour survivre ; j'ai trouvé ce titre en français seulement plus tard et ça aurait dû être le titre de ma thèse. J'étudiais plus précisément les petits glaciers cachés dans les paysages, qu'on appelle glaciers noirs ou glaciers rocheux car ils sont composés d’un mélange de neige et de glace mais, surtout, de sédiments. Ces glaciers un peu bizarres sont tout petits et stockent beaucoup moins d'eau, et ils sont moins vulnérables. Demain, ce seront des réserves intéressantes pour l’eau en haute montagne.
Si je faisais ça à plein temps maintenant, mon job serait d'être détecteur de glaciers cachés. En fait, il y a beaucoup de glace cachée dans les paysages de haute montagne, dans les tas de cailloux. Quand tu as l'œil, tu en vois un peu partout, en Vanoise, dans les Écrins, vers le Thabor…
Et pour terminer cette présentation, je travaille aujourd'hui pour des ONG de protection de la nature, notamment pour le Conservatoire d'Espaces Naturels de Haute-Savoie.
Tu peux nous résumer le projet Ice&Life et le concept d'écosystèmes nouveaux à protéger dans les zones désenglacées, les fameuses « marges glaciaires »?
Le projet Ice&Life vise à développer une connaissance interdisciplinaire, ainsi qu’un cadre de protection et de gestion inédit, sur les glaciers et les secteurs désenglacés, ou marges glaciaires, dans le monde.
C’est plus qu’un projet scientifique. On invite des écologues, des juristes, des sociologues, etc., pour travailler ensemble : où se situaient les glaciers récemment ? Quelle serait leur position sans changements liés à l'homme ? Où se situent-ils réellement maintenant, où seront-ils demain ? Quels écosystèmes émergent aujourd’hui, lesquels viendront demain ? Dans quel cadre règlementaire ? L'idée est d'avoir une vision systémique.
Aujourd’hui la terre ne va vraiment pas bien, il ne reste plus beaucoup d'écosystèmes en bon état. Les glaciers et ce qui émerge après eux font partie de ce last of the wild. Notre mission, c’est de donner un maximum d'arguments scientifiques pour montrer pourquoi on a intérêt à laisser ces zones les plus intactes possible.
En prenant appui sur cet écosystème qu'est le glacier comme Morel utilise l'éléphant, on peut faire prendre conscience au plus grand nombre des enjeux du climat, de l'effondrement de la biodiversité, et essayer de réinventer quelque chose de très positif, qui rend heureux, pour réenchanter notre rapport à la nature et à la montagne, un peu comme ce que vous essayez de faire avec Les Passeurs. Notre angle d’attaque, c'est de produire de la science, et des données objectives nouvelles et reconnues.
Les glaciers ont toujours changé par le passé, de quelle façon ce à quoi assiste-t-on aujourd’hui est-il différent?
La norme, dans le monde naturel, c’est le changement. Certains écosystèmes bougent, d’autres sont stables un temps puis disparaissent ou dysfonctionnent, apparaissent, etc.
Je m’intéresse aux « nouveaux » systèmes post-glaciaires, mais il faut bien se rendre compte qu’il y a 30 000 ans (c’était hier dans l’histoire de la Terre) Chamonix et les environs de Lyon étaient recouverts de glace. Cette histoire de plus long terme ressemble à la nôtre car elle est aussi l’histoire d’une transition écologique à la suite du retrait glaciaire. Les zones où les glaciers se sont retirés suite à la dernière grande glaciation, ce sont celles où nous vivons, cultivons, faisons même du tourisme aujourd’hui. Ces écosystèmes sont nés de la même manière que ceux que nous observons en ce moment et qui sont en train d’apparaître.
Le glacier de Bionnassay à Saint-Gervais-Les-Bains
Le climat sur terre a toujours varié, mais depuis la révolution industrielle, le réchauffement que nous vivons est quasiment uniquement lié à l'homme. C'est la première fois qu'une espèce a une telle influence sur le climat global. Pour les glaciers, cela a déjà généré un immense retrait qui va malheureusement se poursuivre. On travaille donc sur l’observation et la prévision à l’échelle de l’anthropocène, depuis 1850, soit le début de la période industrielle et du réchauffement lié à l'homme, et jusqu’en 2100, parce que grâce aux travaux du GIEC et aux glaciologues du projet, on a des modèles précis qui permettent de se projeter sur les 80 prochaines années.
Le but d’Ice&Life est de produire des solutions pour la société et les décideurs. La science est là pour mettre le problème sur la table et l’éclairer de la meilleure manière possible. On essaie d’aller un peu plus loin encore, de proposer des solutions, de ne surtout pas être les témoins passifs d’un monde qui s’effondre et de glaciers qui fondent.
En effet, nous avons un deuil collectif à faire, qui est la fin des glaciers. Dans notre imaginaire, c'est un truc énorme, ça rend si triste. Et, en même temps, l’apparition de ces nouveaux écosystèmes montre que la vie est partout, et qu’elle continue. Comment en faire quelque chose de positif, y compris en protégeant activement ces zones ?
Avec Ice&Life nous portons 3 grands messages.
Le premier, c’est que l’atténuation du changement climatique est une priorité. Rien ne remplace fonctionnellement les grands glaciers pour notre planète, dans leur importance sur le cycle de l'eau, le niveau des océans, l’ensemble des grands équilibres planétaires. Depuis notre apparition sur terre, nous sapiens n’avons jamais vécu sans grands glaciers, il ne faut pas les laisser disparaître, et tout n’est pas perdu !
Il ne faut pas faire le deuil, il ne faut pas accepter, on a une fenêtre très courte mais il est vraiment temps d'agir. On est en 2023, on a 10, 15 ans pour changer complètement de regard sur la nature.
Nous étudions 200 000 glaciers dans le monde entier (en dehors des deux grandes calottes glaciaires, très compliquées à modéliser), dont la surface totale équivaut à celle de la France, soit 0,5% des terres émergées. Si on tient l’objectif de l’accord de Paris, on peut sauver à peu près 78% de cette surface, et plus localement, 50% de la surface glaciaire présente aujourd’hui dans les Alpes. Par contre, si on va vers un réchauffement fort, on en perd la moitié, soit la taille de la Finlande, à horizon 2100. Donc il faut agir globalement et chaque centième de degré de réchauffement évité compte !
Le second message, c’est que ces espaces récemment désenglacés et en cours de désenglacement sont nouveaux, en grande mutation et parmi les derniers grands écosystèmes intacts sur terre. Ils sont merveilleux. Il se passe un truc fascinant dans ces régions froides où se dessine une grande « nouvelle frontière » écologique. Les protéger est une priorité absolue.
Depuis le début de l'anthropocène, on a perdu beaucoup de surface glaciaire, et il y a d’ores et déjà des forêts, des lacs, des fjords qui se sont développés, et qui sont de vrais refuges pour de nombreuses espèces, des nouveaux lieux à coloniser et où vivre. Les plus vieux de ces « nouveaux écosystèmes post-glaciaires » ont près de 170 ans, et il y a des forêts, par exemple à Chamonix, près du hameau des Bois, qui ont une centaine d'années. C'est un super habitat pour le Vivant, et en se développant ces forêts ont séquestré du carbone. Ce n’est pas ça qui va sauver le monde du réchauffement global, mais tout est bon à prendre!
On montre qu’en laissant les espaces potentiellement désenglacés d'ici à 2100 se développer librement, on créé des puits de carbone sur Terre équivalents de 300 à 17000 km2 de forêt amazonienne. Et ce, sans considérer la végétation qui se développera en surface, ou le plancton dans les fjords, qui pourraient fortement gonfler ces premières estimations exploratoires.
On essaie de montrer aux citoyens et aux politiques qu’on a besoin que ces nouveaux espaces restent intacts : conséquences du réchauffement climatique, ils peuvent constituer des solutions pour stopper son accélération.
Je crois qu’on peut s’en sortir si on devient tous des gardiens de refuge. Pas des gardiens de la cabane en montagne, mais du refuge du Vivant autour de nous, la montagne, la forêt, etc
Peux-tu développer l’apport de ces écosystèmes sur la régulation de la ressource en eau ?
C’est justement le troisième message qu'on développe, sur le cycle de l'eau. Pour avoir de l’eau dans les territoires, rien de mieux que de grands glaciers en amont, mais à défaut il est très important de disposer de sols fonctionnels qui purifient et séquestrent l'eau, des lacs, des zones humides, des rivières de montagne en bonne santé. C’est la meilleure chose possible dans les territoires de montagne et aussi à l'aval. Et là encore, si on artificialise tous les sols, on perd ce rôle clé de la nature.
Donc on essaie de montrer que rien ne vaut un glacier (donc battons-nous pour les sauver en agissant sur le climat), mais que les écosystèmes qui naissent de leur disparition nous apportent aussi des solutions.
D'un point de vue légal, comment gérer sur le long terme la protection de ces nouveaux espaces? Qu'est ce qui existe déjà?
Les glaciers sont, de base, un bien commun. C'est notre chance aujourd’hui : beaucoup de forêts ou de zones humides ont été privatisées, mais les glaciers, jusqu’à maintenant, ont toujours fait peur, car ce sont des zones dangereuses. Ils sont ingérables, et du coup on les a laissés aux communautés locales, sur le foncier communal.
On pourrait dire ça différemment : les glaciers sont un bien commun de toute l’humanité.
Beaucoup de glaciers sont inscrits au Patrimoine Mondial de l’Humanité de l’UNESCO (j’en ai d’ailleurs fait le premier inventaire en 2019 dans la revue scientifique Earth’s Future). En France, sauf erreur, il n’y a qu’un seul glacier privé, c'est celui de Gébroulaz, mais il est au cœur du parc national de la Vanoise, et donc quand même dans une aire protégée. Tout le reste est situé sur le territoire communal. Et ça c'est intéressant.
Chaque citoyen, association, élu, peut donc infléchir le devenir de ces zones publiques en haute montagne, en disant « c'est un bien commun, on ne veut pas qu’il soit privatisé ».
Une autre opportunité est politique. En effet, les contraintes liées aux espaces protégés sont très fortes. Tout le monde en veut, mais pas chez soi, un peu comme les éoliennes. Tout le monde est content de pouvoir aller en vacances dans des zones protégées, mais on ne les veut pas dans son jardin ou sur sa commune, surtout quand sont en jeu de nombreuses activités économiques ou de loisirs. Or il y a peu d'activités humaines sur les glaciers et ça ne semble pas trop compliqué de protéger ces zones sans se mettre plein de gens à dos. Le président Macron s’était engagé à protéger 30% de la surface métropolitaine en France dont 10% en « protection forte ». En 2023, il manque encore plus de 5%, et même si c’est indispensable, les pistes sont limitées pour protéger davantage la nature, car de nombreux lobbys se battent dans les territoires pour limiter la création d’aires protégées. Du coup, proposer la protection de ces nouveaux espaces désenglacés pourrait répondre à ce besoin.
L’ONU a signé en décembre dernier une résolution qui instaure 2025 comme l’année internationale de protection des glaciers, avec la création d’un fonds international de protection. C’est une opportunité de mettre un coup de projecteur sur le sujet et d’accélérer.
Justement, concrètement, comment fait-on pour avancer dans le bon sens?
Tout l’intérêt, c’est de protéger en amont. C’est ce que l’on essaie de développer avec Ice&Life. C’est assez novateur, l’idée de protection proactive. En effet, l’immense partie de la politique de protection de la nature dans le monde est en réaction. Les coraux sont en train de disparaître : comment on sauve les derniers récifs ? Idem pour les rhinocéros, les baleines…
Nous proposons d’anticiper le monde de demain, et les menaces de demain, c’est-à-dire de protéger en amont, facilement, avant que les menaces n’apparaissent. Pour cela, on est en train de construire tout un portfolio de solutions.
Le volet juridique est essentiel. On se fait aider pour analyser le droit existant, ses lacunes et proposer des mesures concrètes aux citoyens et surtout aux décideurs politiques, des solutions presque clés en main.
On peut montrer par exemple qu’au regard de la loi, ces zones sont déjà considérées de telle ou telle manière, qu’il suffit d’étendre ou de modifier un tout petit peu la loi ou l’article XX et c’est bon, c’est protégé. Ou bien regarder dans la loi quand il y a des manquements. Saviez-vous qu’il n'y a pas une seule fois le mot glacier dans la loi en France (hormis pour le texte qui parle des prérogatives des accompagnateurs en moyenne montagne) ? Et pourtant, il y a déjà de nombreux outils existants, qui si on les met en œuvre très vite, permettent de protéger rapidement ces biens communs.
Un bon exemple, ce sont les zones humides. Quand les glaciers disparaissent, des lacs et des zones humides se forment. Parfois cela met du temps, mais parfois ça va assez vite. Et de facto, n’importe quelle zone humide supérieure à 1000 m2 a un statut réglementaire en France. L’idée est de les détecter le plus vite possible sur le terrain pour les faire reconnaître et empêcher une destruction potentielle qui passerait sous les radars de cette réglementation.
Quelles sont les autres pistes de solutions ?
Ce sont des approches plutôt locales, qui peuvent être impulsées par des collectivités, des associations, ou même des privés. Là on va essayer de préserver des endroits très précis au travers de différents dispositifs : réserve naturelle, zone de tranquillité, Obligation Réelle Environnementale, mais aussi des dispositifs d’information et de sensibilisation au grand public ou de nouvelles gouvernances autour de la gestion de l’eau.
Le panel de solutions est très large.
Propos recueillis par Mathieu Ros Medina
Pour plus d'informations sur le projet Ice&Life : https://www.iceandlife.com/